« Rousseau invente l’enfant, l’égotisme, la nature, l’égalité, la démocratie. Son paradoxe, c’est qu’ainsi il invente le monde moderne tout en construisant son personnage sur la haine du moderne ». Penser ce paradoxe, autrement dit cette complexité, c’est ce à quoi invite François Furet dans le texte d’ouverture de ce numéro spécial Rousseau du Nouvel Observateur, paru cet été. Beaucoup de contributeurs ont répondu à cet impératif, et il n’est qu’à lire l’entretien avec Pierre Manent sur « L’Irréductible » pour comprendre à quel point, si Rousseau s’est absenté du débat public, c’est avant tout parce qu’il échappe à notre manie toute contemporaine de la simplification.
Outre la richesse des différentes contributions, qui dépeignent un Rousseau « miroir de son temps », mais aussi un « Jean-Jacques intime » et un « penseur de la Révolution », ce numéro spécial est aussi l’occasion de revenir au texte, avec des extraits du Contrat social, du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, de l’Émile, des Rêveries du promeneur solitaire… Car c’est aux textes que toutes ces pages, tous ces articles et entretiens nous incitent avant tout à retourner. C’est là et seulement là que l’on pourra ramener à un seul homme la multiplicité de l’écrivain et du philosophe, du moraliste et du poète, du musicien et du promeneur… Comprendre. Une nécessité bienvenue lorsqu’on s’inscrit dans la préparation de la commémoration d’un homme qui, comme aucun autre, n’a été brandi par les camps (politiques, philosophiques, littéraires…) les plus divers. On lira sur ce point la surprenante contribution de Raymond Trousson, « L’Apothéose de Jean-Jacques », qui décrit « le culte Rousseau », immédiatement après sa mort et jusqu’aux cérémonies qui accompagnèrent le transfert de ses restes au Panthéon, le 20 vendémiaire an III (11 octobre 1794). Rousseau élevé au rang de père spirituel de la Révolution… « Parce qu’il leur fournit des mythes et des symboles, toutes les factions se reconnaissent en lui, des modérés aux enragés : il y a un Rousseau monarchien ou feuillant, girondin, à la mode de Mme Roland, un Rousseau jacobin à la Robespierre, un Rousseau communiste à la Babeuf. » Objet de toutes les tensions, de toutes les appropriations, de toutes les reconnaissances, Rousseau, ce « Newton du monde moral » écrivait Kant, est à retrouver quelque part parmi les siens.
Laurent Bonzon
Le Nouvel Observateur – Hors-sérieRousseau, le génie de la modernité99 p., 5 €
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