Une édition clandestine du Contrat social publiée à Lyon en 1762
Par administrateur le mercredi 23 février 2011, 15:35 - Contributions sur Rousseau
Conférence présentée le 17 janvier 2011 à la Société historique de Lyon
Dans les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 23 septembre 1762, on peut lire : « […] On ne cesse de faire des perquisitions du Contrat social. Un nommé De Ville, Libraire de Lyon, vient d’être arrêté & conduit à Pierre-Encyse. On a trouvé chez lui une édition qu’il faisoit de ce livre. » L’information est exacte, mais il y a erreur sur la personne : l’imprimeur en question se nommait Jean-Baptiste Réguillat. Le propos de cette conférence était de montrer que la conjonction des méthodes de l’historien et du spécialiste de bibliographie matérielle permet d’identifier l’édition clandestine lyonnaise de Réguilliat.
Le 18 août 1762, sur ordre du Procureur du roi, une perquisition à l’imprimerie de Réguilliat faite dans le cadre d’une toute autre affaire, permit la découverte de huit exemplaires « encore frais et mouillés », comportant la « Lettre au seul Ami ». De plus, une brocheuse eut la malencontreuse idée de rapporter neuf autres exemplaires qu’elle avait cousus, et de se présenter à l’imprimerie au cours de la descente de police. Le rapport de l’inspecteur de la librairie, Claude Bourgelat, indique que Réguilliat procédait à un retirage, et que depuis trois semaines il avait vendu de nombreux exemplaires, dont nous ignorons le nombre, au prix de six livres. C’est ce premier tirage que mon enquête s’est efforcée d’identifier.
Jean-Baptiste Réguilliat (Lyon 1727 – Lyon 1771) était fils de l’imprimeur-libraire Christophe Réguilliat et d’Etiennette Roland. Il commença à exercer en 1756, et possédait quatre presses en 1763. L’inspecteur de la librairie Bourgelat le désignait cette année là, dans un rapport à Sartine, comme un imprimeur de mauvaise réputation : « [atelier où] se fabrique sans cesse une quantité de mauvais livres en tous genres, dont la capitale et les provinces se trouvent quelquefois inondées et les magazins cachés recèlent tous les ouvrages des ténèbres. […] ». Emprisonné à Pierre-Encise en 1762 suite à la saisie du Contrat social, il échappa de peu à la destitution… qui le frappa finalement en 1767. Cela ne l’empêcha pas de continuer son commerce de librairie en se servant de sa vieille mère comme prête-nom.
Ainsi que le soulignent les rapports de perquisition, qui l’imputent à Klinglin, l’ouvrage saisi chez Réguilliat comportait le texte apocryphe de Rousseau intitulé « Lettre de J. J. Rousseau… au seul ami qui lui reste dans le monde ». Dans ses Supercheries littéraires dévoilées, Quérard attribue ce texte à Pierre Firmin de la Croix (1732 ? – 1786) avocat au Parlement de Toulouse. Des investigations antérieures* à propos du Jésuite misopogon séraphique de Taupin Dorval me permettent d’affirmer que Christophle Honoré de Klinglin et Réguilliat s’étaient croisés dans le milieu lyonnais du livre prohibé dès 1761 au moins. Il est plausible que, quelques mois plus tard, tous deux aient collaboré à l’écriture et à l’édition de la lettre apocryphe.
Quant à l’édition du Contrat social imprimée par Réguilliat, elle présente les caractéristiques suivantes : c’est un in-12° à feuilleton dehors de viii, 376 p. (p. iv paginée i), signé a4 A-2G 8/4 2H6. Les cahiers sont signés jusqu’à la moitié, en chiffres arabes, aux 2/3 du feuillet. Les réclames sont données de cahier à cahier. La pagination, curieuse et déroutante, est indiquée en milieu de page, entre parenthèses et entre vignettes d’encadrement. La lettre au seul ami couvre les pages 361-376. Cette édition est imprimée sur des papiers d’Auvergne des moulins Artaud et Favier d’Ambert, et Montgolfier d’Annonay très répandus, mais comporte également quelques feuilles du moulin A. Chalard de Villefranche à la contremarque « Beaujolois », un type de papier à diffusion régionale, qui ramène à Lyon. Le matériel ornemental est rare et commun. Grâce à la base « Fleuron » de la Bibliothèque Publique et Universitaire de Lausanne, on identifie une variante d’un ornement de l’imprimeur lyonnais Buisson, et des composants d’ornements Réguilliat.
L’examen de ces divers éléments matériels et le dossier judiciaire conduisent à attribuer cette édition à Jean-Baptiste Réguilliat, et à la dater de fin juillet ou début août 1762. L’enquête nous incite également à attribuer la « Lettre au seul ami » à Christophle-Honoré de Klinglin, et à affirmer que Jean-Baptiste Réguilliat fut le premier à diffuser ce texte apocryphe… pour des raisons qui demeurent mystérieuses. Quoi qu’il en soit, son impression clandestine constitue bien un jalon important de l’histoire éditoriale du Contrat social.
Université de Lyon, Enssib,
Centre Gabriel Naudé
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* VARRY (Dominique), « De la Bastille à Bellecour : une 'canaille littéraire', Taupin Dorval », Le Livre et l'historien. Etudes offertes en l'honneur du Professeur Henri-Jean Martin, réunies par Frédéric Barbier, Annie Parent-Charon, François Dupuigrenet Desroussilles, Claude Jolly, Dominique Varry, Genève, Droz, 1997, p. 571-582.