Jean-Jacques Rousseau et la musique des langues
Par administrateur le vendredi 30 mars 2012, 11:41 - Édition
Une belle réédition à La Passe du vent de L’Essai sur l’origine des langues, complément indispensable du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Avec une préface d’Abraham Bengio.
L’Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie, et de l’imitation musicale (ne surtout pas perdre de vue la queue du titre…) que vient de rééditer la Passe du vent n’est pas le plus connu des textes de Rousseau ; il a pourtant été commenté par les plus grands. Starobinski, qui le lut et le lia avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes dans son magistral Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle. Derrida, qui en fit l’un des piliers de son fameux De la grammatologie à la fin des années soixante. Voilà qui en dit plus long que le plus long des discours sur la portée symbolique d’un essai qui ne fut publié pour la première fois qu’en 1781 – Rousseau est mort trois ans auparavant.
Essai, c’est bien la forme qui fait la force de ce texte qui, pour être court, n’en comporte pas moins vingt chapitres. Rousseau n’avance pas, il tâtonne, trace des lignes parallèles et perpendiculaires, bifurque, oblique, bref, écrit en pensant – chantant parfois. Comme si voix et voie se devaient de se croiser et/ou de se confondre, l’écriture tentant par là de surmonter l’aporie d’une langue, le français, jugée «défaillante», ayant perdu tout ou presque de son harmonie originelle, langue de la raison faite pour le « bourdonnement des divans ».
Lisez, ou plutôt écoutez : « On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. (…) D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. »
L’essai de Rousseau n’est pas seulement une défense des langues méridionales, des langues du cœur (« aimez-moi ») contre les langues du nord (« aidez-moi ») et, partant, de la musique lyrique italienne contre la musique française chère à Rameau, il est aussi l’illustration de ce qu’un peuple fait à/de sa langue, et vice versa : « Nos langues, au lieu d’inflexions pour des inspirés, n’ont que des cris pour des possédés du diable ». La recherche des origines dissimulant assez mal, ou montrant trop bien, une quête révolutionnaire assoiffée de liberté. Comme si derrière le poétique se révélait le politique : « Or, je dis que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile ; il est impossible qu’un peuple demeure libre et qu’il parle cette langue-là ».
Rousseau dessine ainsi à travers son essai une carte de (la) tendre langue, où origine et perte s’équilibrent. Ce n’est pas le moindre paradoxe d’une pensée qui « donne naissance à la parole nouvelle de la protestation » (Starobinski). La Révolution, dit-on, n’est pas loin de ce Rousseau-là. À bon entendeur… Roger-Yves Roche
Jean-Jacques Rousseau
Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie, et de l’imitation musicale
Précédé de "Un frère en humanité" par Abraham Bengio
La Passe du vent
123 p., 10 €
ISBN 978-2-84562-196-1