Olivier Delhoume lance alors le débat annoncé dans le titre de la manifestation : Droit au bonheur immédiat pour tous ! Le débat est animé par la journaliste de la Télévision Suisse Romande Manuella Maury, qui trouve rapidement le ton juste, dépourvu d’obséquiosité mais non d’une certaine complicité admirative à l’égard des grands fauves qui sont à la tribune (Jean-François Kahn, Jean Ziegler…) et qu’elle relance parfois avec une pointe d’insolence souriante.

          Jean Ziegler fait du Jean Ziegler, c’est-à-dire qu’il affirme que le bonheur tel que Rousseau l’a rêvé, subjectif et solitaire, ne saurait se substituer au vrai bonheur, forcément collectif et qui naît dans l’action, ce qui donne lieu à quelques tirades tiers-mondistes attendues. Ziegler note que curieusement, c’est Rousseau et non Voltaire qui inspirera le plus les révolutionnaires : à peine arrivé à Paris, le jeune Marx se rend à Ermenonville ; le bonheur commun est l’horizon de la gauche et c’est une idée qui vient de Rousseau.

          Jean-François Kahn fait du Jean-François Kahn, c'est-à-dire qu’après un moment de préchauffage, il développe quelques paradoxes brillants sur les contradictions à l’œuvre chez l’auteur des Rêveries mais aussi du Contrat social, et sur notre désespoir contemporain, nous qui savons désormais que le bonheur n’est possible que si nous changeons de société mais qui sommes en même temps intimement convaincus que ce changement est utopique. Et puis, il suffit de regarder une foule fanatisée, où les visages irradient littéralement, pour comprendre que la haine de l’autre procure aussi du bonheur !

          Il y a Guy Mettan, créateur du festival de philosophie francophone : il tient que le bonheur est une affaire individuelle et non collective, renvoie dos à dos les « dictatures communiste et capitaliste » et développe des arguments réactionnaires sur la « misère des riches » (voyez cette pauvre Mme Bettancourt…) mais on dirait qu’il force son talent pour donner la réplique à Ziegler.

          La surprise du jour vient plutôt de Jean-Louis Boissier, professeur en esthétique et arts plastiques à Paris 8 et plasticien lui-même, qui présente son subtil et passionnant travail d’artiste et de théoricien autour de l’œuvre de Rousseau.

          Le débat est ponctué par quelques uns des textes les plus célèbres de Rousseau sur le bonheur, lus par la comédienne et chanteuse Maria Mettral.

          Enfin, nous assistons à une série de témoignages, de Bénédict de Tscharner, diplomate suisse, président de la Fondation des Suisses dans le monde, de Félix Bollmann, directeur de la Chaîne du bonheur, organisme humanitaire, de Jeanne Pont, déléguée de la Ville de Genève pour Handicap et culture et enfin… du représentant personnel d’Éliane Baracetti, directeur général adjoint de la Région Rhône-Alpes à ses moments perdus, chargé de présenter en six minutes chrono le programme « Rousseau 2012 en Rhône-Alpes ». Pour ce faire, il énonce « les trois choses que la manifestation ne sera pas », et l’illustre à chaque fois de quelques exemples :

          - Rousseau 2012 ne sera pas une manifestation repliée sur Rhône-Alpes ; nous collaborons avec Genève, bien sûr, mais aussi avec Turin, Dijon, l’Oise et le Val d’Oise, et avec le ministère de la Culture. Exemple développé : les 10 mots de la langue française 2012 seront empruntés à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau ;

          - Ce ne sera pas une commémoration « patrimoniale » (même si « lorsque la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grands dates comme on allume les flambeaux », comme disait Victor Hugo). Rousseau est notre contemporain, il est au cœur de tous les débats actuels les plus brûlants. Exemple développé : les colloques internationaux de Lyon et de Grenoble, les trois temps forts 2012, les actions de formation des enseignants pour une médiation plus efficace en milieu scolaire ;

          - Enfin, Rousseau 2012 n'est pas une manifestation décidée en haut lieu et qui s'imposerait aux territoires ; elle repose sur un comité de pilotage pluraliste, un bloc-notes (ou : bloc)2, des séminaires, un calendrier concerté : il s’agit de construire l’identité de Rhône-Alpes, conçue comme un projet, autour de l’écrivain qui entre tous a noué une relation quasi charnelle avec nos territoires… Exemples développés : la « Route Rousseau », la commande d’écriture à Lionel Bourg.

          Une citation, pompée dans le Petit Baracetti illustré, m’a permis de conclure en rassemblant ces trois idées tout en flattant, petite habileté innocente, la fibre nationale helvétique : « Rousseau a sauté par-dessus les siècles pour s’adresser à nous, ami, frère, mage bourru, visionnaire attendri… » (Jérôme Meizoz, professeur à l’université de Lausanne).

          Cette communication a été écoutée avec d’autant plus de bienveillance que chacun savait que c’était la dernière et qu’elle déboucherait sur le buffet. Superbe, le buffet : soumis comme je le suis à un régime strict, j’ai prudemment battu en retraite au bout d’un moment, prétextant que je devais me lever à 5h30 - ce qui était vrai. Je n’ai pas ajouté, on ne m’aurait pas cru, que c’était pour rentrer à Lyon afin d’assister au forum organisé par la DRAC aux Subsistances sur le thème de la CPC. Comment, vous ne connaissez pas la CPC ? Mais enfin, la culture pour chacun !

Abraham Bengio

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1 - Ces Genevois ne sont pas politiquement corrects... "Le bonheur pour chacun", "Rousseau pour chacun" seraient davantage au goût du jour. Le Grand Débat qui agite ces jours-ci la rue de Valois n'a donc pas traversé le Léman ?

2 - Si, si : c'est le terme - et sa forme abrégée - préconisés par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France pour traduire l'anglais blog. Et qu'est-ce que vous dites de ça ?