Face à la ferme - des vaches paissent, un âne braie, deux chevaux demeurent immobiles, tête-bêche -, la carcasse rouillée du tremplin que nul n’utilise me rappelle une nuit d’orage durant laquelle Michel, mon cousin, jouait de l’harmonica, juché sur le squelette, chantant entre deux improvisations un blues digne des caves les moins engageantes de l’enfer.
     Septembre 1968.
     Nous campions. Déclamions des poèmes de Tzara, d’Apollinaire. Gueulions chaque soir nos hymnes subversifs ou de désuètes complaintes, saluant le souvenir de Jean-Jacques tandis que la lune se cachait derrière les nuages.
     Des loups. Ou des chiens. Des roquets peut-être…
     La jeunesse ne pactise pas avec le conformisme.

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     Fleurs magnifiques, on trouve ici l’oeillet superbe et le lis martagon, d’odeur désagréable. Des spécimens gisent dans les herbiers de mon enfance.
     Quand je grimpais, venant de Saint-Chamond, avalant les dix-huit kilomètres qui me séparaient de la Jasserie du Pilat, je songeais fréquemment à Rousseau, n’aurais-je su de lui que la vague biographie de mes livres de classe ou le portrait ornant la couverture des Confessions en édition de poche.
     Camarade singulier. Prédécesseur, grand frère.
     Se remémorant nos discussions adolescentes - les Rêveries nous occupèrent longtemps -, Michel m’avoue savourer aujourd’hui ce qu’il nomme une manière de cohérence : « Il fallait bien que tu le fasses, un jour, ce bouquin », m’écrit-il, m’entretenant au gré de ses interrogations de Philippe Descola, George Sand et Claude Lévi-Strauss.

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     Trop tôt pour les myrtilles.
     Trop tôt pour les framboises.
     Jean-Jacques fut gourmand. Son ascétisme déclaré, le peu de dépense qu’il pouvait consacrer à la chère ne suffisent pas à dissimuler son goût des viandes, du vin, des brioches, du lard, des choux, volailles, truites en gelée, cailles, bécasses, pâtés mangés sur le pouce ou sur un pain de franche consistance.
     Ce Rousseau-là, qui se trahit au fil de ses ouvrages comme de sa correspondance, tout autant que le voleur d’asperges et babioles diverses qu’il avait été, me touche particulièrement. M’attablant près de la grande cheminée de l’auberge (un bouquet de coquelicots y remplace le feu que l’on y allume dès octobre), c’est à sa santé que j’ai vidé mon verre de Saint-Joseph et mordu, sans honte ni retenue, l’épaisse tartine beurrée sur laquelle j’avais disposé quelques tranches de saucisson.

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     Le désespoir de Jean-Jacques, sur cette montagne. Ou son chagrin.
     Le sentiment d’absurdité qu’il ne parvint pas à tromper.
     Les ronces.
     Les fougères.
     Les roses sans épine fleuries parmi les orties envahissant son coeur. 


     Grenoble
     La rue des Vieux-Jésuites, comme un trait d’union reliant Stendhal à Rousseau dont elle honore le nom désormais. Autour, sur quoi l’on butte, les montagnes. Une poubelle débordante d’épluchures et de sacs percés. Sur une porte, des inscriptions criardes, obsédantes.
     Les jeunes gens qui balafrent les murs, tatouant de leur ego halluciné la ville qu’ils n’habitent plus - ils errent, eux aussi… -, soupçonnent-ils une seconde que ce je, je, je, je, je scandé à coups de bombe à peinture nécessita jadis des milliers de pages, et des romans, et des poèmes, et des essais élaborés par des ancêtres affligés d’une presque identique détresse. Or toute subjectivité s’épuise. Celle de nos descendants, comme pure, sans objet, s’éteint aussitôt qu’elle se clame. Une étincelle suffit à pareille poudre.

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     Le docteur Gagnon, grand-père d’Henry Beyle, fit partie des Grenoblois tentant d’apercevoir Jean-Jacques à la promenade.
     Nous étions en 1768 et Rousseau picorait les fruits aigres de l’hypophoee - les saules épineux des Rêveries -, cheminant rive droite du Drac : les bois de Fontaine ou de Seyssins, Beauregard, n’eurent bientôt plus de secrets pour l’infatigable randonneur.
     Comme en beaucoup d’asiles, Jean-Jacques se sentit fort bien à Grenoble, un mois durant…
     Mais les outrages, les insultes. Réels. Imaginaires.
     En août, il assène à Thérèse : « Partout, objet de la haine et jouet de la risée publique, j’ai vu les plus empressés à me servir en apparence être en effet les plus ardents à me nuire, et les plus honnêtes gens en toute autre occasion semblent prendre plaisir à se transformer en fourbes sitôt qu’il s’agit de me trahir. »
     Il ira se faire pendre, et lapider, humilier - se faire honnir ailleurs.

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     Violences nocturnes, quartier de Villeneuve (juillet 2010 : je débarquais…).
     C’est, ce sera la guerre, claironnent de prétendus responsables.
     Dans sa Lettre à Monseigneur de Beaumont, Rousseau précisait : « Je ne dis point qu’il ne faut point réprimer le vice, mais je dis qu’il vaut mieux l’empêcher de naître. Je veux pourvoir à l’insuffisance des lois, et vous m’alléguez l’insuffisance des lois. Vous m’accusez d’établir les abus, parce qu’au lieu d’y remédier, j’aime mieux qu’on les prévienne. Quoi ! S’il était un moyen de vivre toujours en santé, faudrait-il donc le proscrire, de peur de rendre les médecins oisifs ? Votre Excellence veut toujours voir des gibets et des roues, et moi je voudrais ne plus voir de malfaiteurs ; avec tout le respect que je lui dois, je ne crois pas être un homme abominable. »
     Et d’aucuns font encore la fine bouche : actuel, Rousseau, vous croyez ?

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     Le siècle ressemble en fait au second état de nature que redouta Jean-Jacques : zombification des individus, pratiques prédatrices vis-à-vis des objets et des personnes, loi du plus fort, rivalités de clans et - pardon de n’y déceler quelque renouveau poétique -, réduction quasi militaire du langage à l’éructation d’expressions graveleuses, la barbarie larvée dont nous sommes responsables condamne nos enfants à adorer des dieux de plus en plus autistes.
     Le temps vient de l’universelle hébétude.

     Larnage
     Escapade, pour le nom, la nonchalance discrètement sensuelle et l’hommage à celle qui combla Jean-Jacques.
     En cette contrée de vignobles - Crozes, Tain-l’Hermitage sont à une pincée de kilomètres -, où des escadrons de solides buveurs, d’amateurs, je vous prie, ne visitent que les caveaux de dégustation (bon, j’y cède comme tout autre, à l’attrait du divin breuvage), j’imagine pourtant moins l’éphémère maîtresse de Rousseau, corsage dégrafé, que son époux notable : le pays sent le moût de raisin et la rente foncière. 
     J’ignore tout du destin de Madame de Larnage. 
     Toujours est-il que, des anges autrefois endormis à l’ombre de l’église où elle pria peut-être, ne subsistent qu’un tas de bois morts au sortir du village, des sarments noircis et, dans les fossés, des ceps qui pourrissent, des rognures d’ailes, des pampres déchiquetés.


     Pilat
     Quel impératif me contraint-il à reprendre le chemin de la Jasserie, l’ombre de Rousseau devant moi ?
     Je n’avais pas douze ans quand on m’assura que ce type grognon, plus ou moins mal embouché mais prompt à l’émotion, marginal, rétif à tout pouvoir, s’était risqué par les sommets dont l’approche m’étourdissait, qu’il y avait herborisé, passant une nuit dans la remise où je devais en vivre de très rêveuses lorsque viendrait mon tour. J’ai aimé Jean-Jacques sans le connaître. Sans le lire. L’ai fréquenté sans directive scolaire ni obligation, avec cette liberté, cette vérité du sentiment d’exister dont il fut l’inventeur - n’eussé-je été qu’absence, mioche ou sale gosse mutique, déboussolé.

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     Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des provinces de Lyonnois, Forez, et Beaujolois, Jean Louis Alléon-Dullac, avocat en Parlement & aux Cours de Lyon, citait La Nouvelle Héloïse afin de mieux faire comprendre au lecteur les impressions que procure la beauté de la vue que l’on embrasse des hauteurs du Pilat. Paru en 1765, l’ouvrage invitait Rousseau à la découverte.
     Né à Saint-Étienne, Alléon-Dullac regagna la capitale forézienne l’année de cette publication, y exerçant l’intéressante profession plurielle de directeur de la Poste, entrepreneur des Tabacs et receveur de la Loterie.
     Naturaliste émérite, promeneur audacieux, il devança Jean-Jacques de quelques années sur la caillasse où j’userais mes juvéniles semelles. Son livre, dès que je l’eus entre les mains, m’en imposa. Son contenu, certes. Sa page de garde plus encore, où le long titre, dont tout écrivain rêve, la citation latine, la variété joueuse des caractères, le cul de lampe et la raison sociale de son intrépide éditeur :

                                                                           À Lyon
                                    Chez Claude Cizeron, Libraire, à la defcente
                                       du Pont de pierre, du côté de St. Nisier
    
     sont un enchantement pour le bibliophile.

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     Bruyères, mauves comme la tristesse même.
     J’attends les pluies.
     Ne désire posséder que cette fleur d’indigence (Chateaubriand), cette pauvre fleur que l’on épingle machinalement au revers de sa veste lorsque rien n’existe plus des souvenirs anciens qu’un peu de sable ou de poussière.

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     S’étendre.
     Se coucher dans la callune du crêt de la Perdrix ou, comme le personnage de Claude Simon (La route des Flandres), « lire consciencieusement l’un après l’autre chacun des vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d’harmonie, de solfège, d’éducation, de niaiserie, d’effusions et de génie, cet incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard qui, à la fin, lui ferait appliquer contre sa tempe la bouche sinistre et glacée de ce… ».
     Grommeler. Répéter jusqu’à l’abrutissement les mêmes mots, arbre par exemple, ou chevreuil, granit, gneiss, cascade, caillou, sorbier des oiseleurs, se dire que tout est possible, être ballot, stupide, amoureux, fou, sévère, taiseux, farouche, volubile, valétudinaire, hypocondriaque, facétieux, et qu’on le lui doit, à Jean-Jacques, parce qu’il en accepta le principe, de sorte que « la bouche sinistre et glacée » ne nous intimide pas réellement puisque, même à bout, usé, désemparé, c’est, avec toutes les madames de Larnage, toutes les Sophie d’Houdetot, et les Marianne, les Sara, les François-Louise-Éléonore de Warens, la vie que follement encore on prend en dépit de tout dans ses bras.
     Mais la « malédiction » persiste.
     Il me faut écrire. Chaque jour écrire, tracer, inscrire sur du papier, un écran, dans un carnet (est-ce bien contradictoirement cela, ne pas être un livrier ?) le chant comme le babil originels, et toujours plus les travestir, me perdre au loin par la touffeur des choses que je ne puis étreindre, la rendre crue, définitive, l’inassouvissable présence dont l’écriture me frustre tout en la caressant.
     Rousseau les a brassées, ces questions.
     Lesquelles s’ouvrent dès que l’on se saisit d’une plume, un stylo, un crayon…

© Lionel Bourg