Blog Rousseau 2012 - Tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau - Mot-clé - Gorges de Chailles
Préparation au tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau
2023-01-18T19:04:39+01:00
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Je n'ai plus que des sensations (3)
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2010-09-27T13:49:00+01:00
2010-12-17T10:44:30+00:00
administrateur
Textes de Lionel Bourg
AnnecyBourgoinCascade de CouzChambéryGorges de ChaillesLes CharmettesLionel BourgMaubecMme de WarensMontagnoleMontquinPilatThônes
<div style="text-align: right; font-weight: bold;">Lionel Bourg<br style="font-weight: normal;">Carnet de route (3)</div>
<p><em> Pilat</em> <br /> Du Crêt de la Perdrix à celui de l’Œillon, la lande, qu’interrompt deux ou trois avancées des forêts, serait beaucoup plus nue si pins et sorbiers, à l’écart du gros de la troupe, ne tentaient pas subrepticement de coloniser le domaine. <br /> Le chemin, tracé par les bruyères, la myrtille et les graminées qui ne sont jamais si câlines qu’aux dernières journées du mois d’août, n’en reste pas moins l’un des plus attachants de la montagne. <br />Sans hâte, j’atteins le Crêt de l’Étançon, embrassant peu à peu, comme rarement, les Alpes et la vallée du Rhône : le pays d’errance de Rousseau. <br /> Parvenu au sommet, où je m’attarde - il fait si beau, le paysage est tellement vaste -, l’imposant éboulis, les buissons d’églantiers et les framboisiers qui déjà se racornissent, le ciel que l’on croirait pouvoir effleurer, tout s’assemble et concourt au moment d’évidence qui me cloue sur place : je suis ici chez moi. </p>
<p><em> Annecy</em> <br /> Logeant à un jet de pierre du Château, la fenêtre de ma chambre s’ouvre sur les chaudes écailles des toits. Le soleil du soir s’y étire ou s’y love, comme un chat. <br /> J’ai mis à profit le bel après-midi pour me repaître de la vieille ville, privilégiant on le devine la rue Jean-Jacques Rousseau qui, par bonheur, ne s’encombre de boutiques et méprise la bimbeloterie carte-postalienne dont regorgent les ruelles voisines. Miracle ! Personne… C’est que les contingents de visiteurs piétinent près du canal, ne se souciant ni de Jean-Jacques ni de Madame de Warens : la solitude dont je bénéficie soudain sied à ma recherche de leurs fantômes. </p>
<p> * </p> <p> Passage de la Cathédrale, une galerie expose des dessins de Jean Rustin. <br /> Rousseau eût été horrifié à la vue de ces oeuvres, lesquelles taraudent corps et visages puis, comme si nous ne devions être que les pensionnaires d’un asile d’aliénés ou d’une maison de retraite expérimentant de neuves et volontaires <em>solutions finales</em>, les offrent en pâture aux reliquats de notre commune humanité. <br /> Je me fourvoie, peut-être. <br /> Ce que son siècle ne pouvait voir, il l’eût sans doute compris, et regardé, soutenu. Pâle. Ébahi de pitié. <br /><br /> * <br /><br /> Assis sur un banc du jardin de l’Europe, à main gauche de la statue de Berthollet, je me laisse distraire par le jeu mouvant d’un arc-en-ciel prisonnier des jets d’eau qui encadrent l’île des Cygnes, les petites embarcations motorisées et les voiliers au loin, mon intérêt ne se tournant qu’ensuite en direction des montagnes et de leur ossuaire. <br /> L’eau, ni bleue ni verte - du jaspe, de la pâte de verre demeurée fluide ou l’approximative psyché vénitienne reflétant un ciel blême - clapote quand l’un des bateaux faisant le tour du lac se prépare à l’accostage. Les touristes qui en descendent, un instant figés dans le secteur de l’embarcadère, se disperseront par groupes familiaux ou par couples, appareils photographiques à hauteur du nombril. Sur mon banc, je déplie le plan des lieux, apprenant l’existence d’un <em>Pont des Amours</em>… Rousseau ne l’eût pas dédaigné il me semble. </p>
<p><em> Thônes</em> <br /> Le manoir de la Tour, où Jean-Jacques badina, contant fleurette à Mademoiselle de Graffenried, Mademoiselle Galley - la seconde avait sa préférence, son chemisier du moins et, plus encore, le sein qui s’y épanouissait -, ne présente plus, hormis d’anciennes armoiries sur la façade, les attributs d’une maison seigneuriale. Il conserve cependant, malgré les outrages commis à dessein agricole par ses successifs propriétaires, un brin de noble élégance. Et puis, si le cerisier où notre garnement grimpa, lançant à ses compagnes des fruits dont certains rebondirent sur la poitrine de Mademoiselle Galley, si cet arbre fut coupé, achevant sa carrière en bois d’oeuvre, qui ne rêverait de l’offrande esquissée au printemps de l’an 1730 à son ombre complice ? <br /> Un arbuste le remplace, qui donna cette année trois cerises me certifie Jean-Bernard Challamel, maire de Thônes (nous évoquons, sérieux et blagueurs, la possible distillation d’un kirsch « Jean-Jacques Rousseau »), tandis que Nadia Mirech, de l’Agence Rhône-Alpes pour le Livre et la Documentation, rieuse, immortalise l’édile et l’écrivain fiers comme princes du sang de s’appuyer sur l’écriteau indiquant l’emplacement présumé de l’arbre tentateur. <br /> Je souris. <br /> Voudrais une minute, mais de toute mon âme, que le temps se cristallisât et que l’éternité, laquelle serait ruisseau, rivière, tant pis si c’est hier cette heure, ce lieu une terre oubliée, préservât de toute atteinte le souvenir des jeunes gens qui surent un moment l’habiter. <br /> Voeu pieux. Voeu vain. Dans ma mémoire comme en cette maison, tout autour d’elle aussi, vers la pente des pâturages, les strates éreintées du belvédère mitoyen qui n’est plus qu’une échine, Jean-Jacques trébuche entre l’enfant qu’il fut et l’adulte qu’il se refuse à devenir. <br /> Il est là. <br /> Sur ce fil tendu d’étoile à étoile que renouera Rimbaud, cette corde où, la tête dans les nuages, il danse, danse, libre, détaché de toute contingence, heureux, et c’est Rimbaud encore, les vers inoubliables de « Sensation » : <br /><br /> <em> Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, <br /> Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : <br /> Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. <br /> Je laisserai le vent baigner ma tête nue. <br /><br /> Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : <br /> Mais l’amour infini me montera dans l’âme, <br /> Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, <br /> Par la nature, - heureux, comme avec une femme. <br /></em><br />et qu’importe alors l’imminence de la chute. <br /><br /> * </p>
<p> C’est une île, cette maison - ce jardin. <br /> L’une des îles de Rousseau, la plus douce à son coeur d’être celle des amours innocentes, dont un arbre est l’unique trésor et sur laquelle des filles s’ouvrent en ses songes ainsi que les plus belles fleurs. <br /> Île de toutes les aspirations. <br /> Des fruits saturés de jus coulant aux commissures des lèvres. Des baisers plus légers que des pétales et d’une hésitation, délectable, la mort cueillerait-elle avec moi au milieu des broussailles les mûres acides que j’ai picorées en hommage à Jean-Jacques. </p>
<p> <em>Annecy</em> <br /> Une plaque commémorative, sous les escaliers de l’entrée principale, rappelle aux curieux se glissant en cette niche que Rousseau suivit - mollement - les cours du Grand Séminaire dont les murs accueillent à présent le Conservatoire d’Art et d’Histoire. <br /> Deux banquettes de pierre. Très courtes. <br /> Un abri - chapelle minuscule, oratoire ? - où l’adolescent se retirait il se peut, s’absentant comme je m’y suis recroquevillé sur la composition d’un poème dont mieux vaudra que je ne préserve copie. <br /><br /> * <br /><br /> Assez tôt le matin, la vieille ville recouvre le charme dont sa rénovation désira la parer. On y déambule avec joie, savoure un café à la terrasse du premier estaminet venu, ne croise que des habitués et des autochtones qui se rendent au marché rue Sainte-Claire. <br /> Retournant près du balustre d’or (une assemblée d’individus en shorts et chemisettes, cornaquée par un guide des plus volubiles, m’avait précédemment interdit tout émoi), l’attendrissement qui me titillait s’éveille sans restriction, la vasque, le buste de Jean-Jacques, cela tiendrait-il du prodige (ils font face au commissariat de police…), me parlant si généreusement que je ne puis dissimuler mon trouble. <br /> À quelques mois, quelques semaines de son décès, Rousseau se souvenait de Madame de Warens et de leur rencontre, du lieu, de l’heure, avec la nostalgie que l’on aurait d’une terre promise à jamais perdue, enfouie sous les années et mal identifiée, mal reçue lorsqu’elle s’était déployée, la jeunesse n’éprouvant quelquefois qu’indifférence ou colère en regard de sa propre beauté. <br /> La vie. Les regrets. <br /> Le sentiment de n’avoir bâti que des ruines. <br /><br /> * <br /><br /> Au bord du lac, les oiseaux planent, et girent, lambeaux de ciel qu’arracherait le vent. <br /> La brume s’est levée. <br /> Plus mélancolique, ou triste, oui, simplement triste qu’à l’ordinaire. <br /> L’eau murmure, qui m’appelle tout bas, l’écouterais-je avec l’application inquiète dont je ne peux me départir. <br /> La camarde fait signe. <br /> J’essuie la buée des verres à travers quoi, me contemplant, noyé, je me surprends, me découvre et me perds. Je pense à François, le frère de Jean-Jacques, parti sans plus transmettre la moindre nouvelle. <br /> Il était indocile. Violent. <br /> Je pense à lui, l’aîné. Sans doute parce que me hante le sourire du mien, mort dans les eaux d’un autre lac, il y a maintenant si longtemps. </p>
<p><em> Charmettes</em> <br /> D’autres l’ont exprimé mieux que moi, on poserait définitivement ses bagages aux Charmettes, l’esprit vacant, le nez à l’air par le vallon, le jardin, croquant une pomme ou des grains de raisin, mâchonnant une brindille et, s’étant levé avec le soleil, jetant un oeil à la fenêtre close encore de Madame de Warens. <br /> C’est une belle, une juste maison. <br /> On y accède empreint d’un sentiment tel, une telle émotion qu’on ne sépare plus en soi - les arbres, qui confondent leurs feuillages, contribuent à la vive impression : la lumière elle-même se feutre, assagie - l’angoisse inéluctable d’être et la sérénité. Tout est calme. D’une tranquillité ni tiède ni mièvre, grave, dévouée, elle qui sait que toujours l’on marche ou respire à deux pas de l’abîme, si bien que l’on se prend à supposer qu’entre le pays inaccessible de nos rêveries et celui d’ici, la distance n’est pas si grande, et que vivre, vivre enfin, c’est peut-être espérer. </p>
<p> <em>Lémenc</em> <br /> L’ancien cimetière n’est qu’une pelouse où l’on ne remarque aucune tombe. <br /> Madame de Warens repose en cette terre qui jouxte l’église, pas très loin somme toute de la statue du jeune Rousseau dévalant la montagne que l’on doit à Mars-Vallett. <br /> « Maman » gît donc là. <br /> Solitaire. <br /> Une pervenche fanée à la place du coeur. </p>
<p><em> Charmettes</em> <br /> Qu’est-ce, mais qu’est-ce en vérité que cet amour entre Madame de Warens et Jean-Jacques ? <br /> Cette tendresse comme cette attirance à laquelle il ne résiste pas, cet <em>inceste</em>, déplore-t-il, qui ne le satisfait guère plus que son initiatrice ni n’assouvit au sombre de ses désirs la sensualité gauchie dont il fera l’aveu, qu’est-ce, à la fin, que cette éternelle <em>première fois</em> dans un jardinet, une alcôve ? <br /> Aux Charmettes, ce n’est pas à cela, non, pas exclusivement à cela que l’on s’arrête mais, frappant d’un doigt quelques touches de l’épinette, au « magasin d’idées », à toutes ces semaines de lecture et d’étude (chimie, mathématique, astronomie, philosophie) qu’un apprenti musicien vécut sans les compter jamais, comme si là, sous ce toit, les discours futurs, et le <em>Contrat</em>, et l’<em>Héloïse</em>, avaient mûri au rythme des fruits saisonniers ou de ces hivers que Rousseau passa sans autres amis que des livres près d’un feu économe, dans cette chambre, ce salon de musique, cette cuisine. </p>
<p><em> Chambéry</em> <br /> Mireille Védrine, conservateur des Charmettes, me conduit à la cascade de Couz où je reviendrai le lendemain, sous une pluie battante, m’abritant au couvert de la voûte feuillue pour ne plus écouter que le crépitement régulier de la finitude. <br /> Désaxée par le vent, la chute s’arque, change de trajectoire avant de s’évanouir en bruine dont les gouttelettes meurent dans mes cheveux. Au bas, le chaos des pierres moussues, les ruisselets qui sautillent de rochers en rochers. <br /> Les sites de même nature décideraient-ils de nos sensibilités ? Cascade de Couz, Saut du Gier, qui sectionne un versant du Pilat (pas de quoi rivaliser avec le Niagara de Chateaubriand, lequel, c’est de bonne guerre, mit la barre si haut que pour la franchir et tout emporter en son déferlement on dut attendre les <em>6810000 litres d’eau par seconde</em> de Michel Butor), lacs, coteaux, sentier banal mais peu visible, peu praticable entre les genêts, coin de rue - celle de la Loge, à Lyon, de la Franche Amitié, ailleurs -, île Sainte-Barbe, île de la Cité… <br /> En cours de journée, Mireille et son époux se mettent en devoir de me montrer les gorges de Chailles. Heureux de notre exploration, j’en envisage une deuxième, ne serait-ce qu’afin de précipiter à mon aise des pierres dans le vide, le long de la paroi tranchée par la lame de rouille entrevue au sortir d’un virage. Le geste, qui fut celui de Jean-Jacques - de tout môme, avant et après lui -, n’est pas qu’amusement grossier, impulsif : les cailloux projetés le sont à l’intérieur du gouffre guettant chacun, et contre le monde, sa dureté, son mutisme ou cette bouche informe qui, interrogée, ne répond pas. De là, chez Rousseau, ce mouvement double. À l’élaboration d’une éthique de la fissure, de la brèche, revendiquée crûment si nécessaire, il oppose sa totalité foisonnante, laquelle, une, indivisible sous d’apparentes divagations, conteste de son exigeante verticalité les méandres de l’imaginaire. Mieux. Refusant la désarticulation - l’enfer, l’incohérence originelle -, Jean-Jacques intègre à son être un dehors qui l’absorbe : il <em>est</em> le Pas de l’Échelle et les gorges de Chailles, la cascade de Couz, les failles, la discorde, mais il ne les incorpore qu’en s’efforçant de devenir leur contraire : l’accord, la paix, l’eau dormante. Serait-ce cela, écrire ? </p>
<p> <em>Charmettes</em> <br /> Le vallon, et l’endroit même - les prés, les allées que protègent des châtaigniers ou des haies buissonneuses -, réservaient leur asile aux amoureux de Chambéry, m’apprend-on, quand s’éprendre, ou flirter, courir le guilledou ne prêtait pas plus à conséquence que chasse aux papillons et baisers dérobés sous un dais de verdure. Respect souvent inconscient, les étourdis venus s’ébattre ou deviser galamment tout en tressant des fleurs ignoraient pour la plupart qu’un dénommé Rousseau, une certaine Louise Éléonore de Warens s’étaient aimés ici. La tradition s’éteint. Ne batifolent aux Charmettes que les vieux amants ou, comme ce samedi d’apathique grisaille, des mariés se faisant photographier dans des poses pseudo-romantiques sous une treille, un pommier. La délicatesse n’est plus ce qu’elle était. <br /> Mais la question insiste, que je posais pour l’évincer tout à l’heure. <br /> Car cet amour ambigu, contradictoire, que l’on réduit à un schéma psychanalytique d’école, commode, tellement commode qu’il autorise bien des caricatures, cet amour un peu fou, mais si, Breton ne navigue pas à l’antipode, ni Gérard de Nerval, et je lis la dixième Promenade ou de nombreuses pages des <em>Confessions</em> comme je me suis tant de nuits égaré par les phrases de <em>Nadja</em>, d’<em>Aurélia</em>, s’inscrit dans la généalogie des passions dont la littérature garde trace aussi touchante que celle, plus discrète, des têtes de linotte gravant à la pointe du canif leurs initiales dans un coeur griffé sur l’écorce de quelque platane. <br /> S’il n’est du reste qu’un de ces innombrables soupirants du dimanche, Rousseau les incarne tous de façon si décisive que cette maison, cet enclos où pousse la belladone (Madame de Warens, qui se voulait <em>belle dame</em>, en préparait-elle un collyre approfondissant le regard ?), ces murets ou leurs abords en sont transfigurés. Il y a, aux Charmettes, une manière de blason dessiné à même les sables du temps, davantage assurément, auquel on s’expose, un coup de couteau sur la peau : Jean-Jacques y imprime encore le chiffre du « court bonheur de (sa) vie ». <br /><br /> * </p>
<p> Sur la hauteur, c’est Montagnole, hameau où Rousseau aimait à pique-niquer, ne se lassant pas de ces « déjeuners faits sur l ‘herbe », des arêtes adjacentes et de l’air vivifiant que l’on respire sur ce promontoire au-dessus de la ville. Il n’en souffle mot mais, d’un bleu métallique, comme gris, étamé, le lac du Bourget - sa nappe de lumière coagulée se soulevant presque, suspendue, vacillante, prête à se déchirer entre deux plans disjoints du paysage - dut bien retenir son attention pendant qu’il observait l’encaissement de la vallée lointaine. <br /> À moins que… <br /> Je n’en dirai pas plus. Les amoureux sont seuls au monde. </p>
<p><em> Bourgoin</em> <br /> À l’emplacement de l’auberge de la Fontaine d’or - Rousseau y épousa Thérèse -, un magasin de vêtements drape ses récents modèles sur des mannequins acéphales. <br /> ESPRIT, décortique-t-on sur la devanture. J’enregistre illico l’inattendu télescopage. <br /><br /> * <br /><br /> Yves Lacour, auquel rien de Rousseau n’est étranger, me guide jusqu’à la sépulture de Luc-Antoine de Champagneux, administrateur de Bourgoin et témoin du mariage de Jean-Jacques. La concession, dans les bois de Rosière, m’émeut d’autant plus qu’une pancarte rappelle les dernières volontés du défunt : « Ma tombe sera au milieu de jeunes châtaigniers. On plantera dessus un arbre, et chaque année, mes enfants se rendront en ce lieu pour s’entretenir, un moment, de la fragilité des hommes et pour jurer sur ma cendre de s’aimer et d’être fidèles à la probité et à l’honneur que je leur transmets comme un dépôt sacré que j’ai reçu de mes pères ». <br /> Par quel tour diabolique la bonne conscience religieuse a-t-elle réussi à ficher une croix là où le député du Tiers-État, qui s’était illustré dans la lutte contre les prêtres réfractaires, avait sollicité des siens la plantation d’un arbre ? <br /><br /> <em>Maubec</em> <br /> La ferme de Montquin, où Jean-Jacques résida une quinzaine de mois. <br /> Le porche, la large cour, le bâtiment lui-même, qui appartenait à Madame et Monsieur de Césarges. Les murs en sont de pierres diverses : gros galets, bruns, blanchâtres, morceaux de grès friable, assemblage de blocs découpés dans une non moins déplorable molasse. <br /> Une porte de planches en piteux état grince sur le jardin, celui que connut Rousseau. J’évite le chiendent. Lève les yeux vers les fenêtres de la chambre où, l’hiver, les doigts endoloris par l’onglée, grelottant, il reprit la rédaction interrompue des <em>Confessions</em>. J’erre. M’engage dans la voie descendante que Jean-Jacques avait l’habitude de suivre. Rebrousse chemin jusqu’au château qui m’héberge. Le soleil de septembre frôle sans les froisser les flaques d’ombre éparses entre les platanes, les marronniers du parc où, plus ridé que Mathusalem, un tilleul séculaire, d’une taille peu commune, veille sur la végétation languide de l’automne. <br /> Des ors, toutefois. Du roux. Les couleurs du déclin, flamboyantes. <br /> Et Jean-Jacques, là-bas - c’est lui, j’en jurerais -, qui vient rendre visite à la brune dame de Césarges dont le portrait orne l’un des murs de ma chambre. <br /><br /> * <br /><br /> Mais tant de malheur, tant de souffrance, jamais si térébrants qu’en cette solitude à laquelle il avait aspiré. <br /> Malade, Jean-Jacques anticipe sa fin : « Je ne vois rien, dans cette vie, qui puisse me faire désirer de guérir », livre-t-il au docteur Tissot, puis : « Je ne veux point, quoiqu’il arrive, abréger ma vie ; mais je vous l’avoue aussi que je ne me sens pas l’âme assez forte pour la vouloir prolonger, si cela dépendait de moi ». <br /> Or c’est la vie, <em>sa</em> vie qui l’empoisonne. <br /> Il en accusera les membres supposés du complot. L’eau de Bourgoin, de Maubec. L’insalubrité du climat. La pestilence des marais et autres miasmes débilitants. Les taupes serviles forant leurs labyrinthes sous ses pieds. <br /> Comment expliquer l’impensable ? <br /><br /> * <br /><br /> Ce soir, les nuages incendiés au couchant se dissolvent dans le scintillement de leur impalpable poussière. <br /> « Le beau temps est fini », m’annonce l’occupant de la ferme de Montquin. « Un jour. Deux, pas plus. » J’écoute le chant aigrelet d’un oiseau, les feuillages qui frémissent. <br /> Le cueilleur de champignons croisé ce matin - une belle provision de rosés-des-prés dans un sac translucide -, lequel se rendait également à la ferme, m’apostrophe tout à coup : « Bonjour ! » <br /> Échangeant les cérémonieuses banalités d’usage, il s’était confié, pudique, lors de notre prime rencontre : « J’aime ça, me promener à l’aube, lorsque les choses bougent à peine. La fraîcheur, vous savez. Et c’est tranquille. Des petits cris à droite ou à gauche. Le bruit des pas sur les cailloux, les feuilles ». <br /> Son oncle, beau vieillard que me présente Annick Arnold, maire de Maubec, nous aborde, voix traînante : « Oh, moi, ça va aussi, j’suis bien un peu sourd mais, bon, j’me trimballe ». </p>
<p>© Lionel Bourg</p>